La Quotidienne : Quel bilan faites-vous de la situation de l’immobilier de bureaux quelques mois après le premier déconfinement ?

Boris Cappelle et Silke Nadolni : Le marché de bureau a été globalement affecté par la crise de la covid-19 avec des effets plus ou moins marqués, qu’il s’agisse de l’usage ou de l’investissement.

Premièrement, en ce qui concerne la valeur d’usage (le loyer), de nombreuses entreprises, après avoir été contraintes de mettre en œuvre une politique de télétravail, envisagent dans un contexte de crise économique, de considérer les schémas des directeurs immobiliers comme un gisement d’économie. Le télétravail qui, selon tout consensus, devrait faire partie de l’organisation du futur, pourrait générer du point de vue des dirigeants un instrument afin d’ajuster l’empreinte immobilière des entreprises. De même, avec la crise économique, le besoin en nombre de postes pourrait se réduire. Il faut toutefois modérer le propos car les bureaux de demain, outre les postes de travail, devront intégrer davantage de surfaces collaboratives, de salles de réflexion ou bien encore de services…

Deuxièmement, pour ce qui concerne la valeur d’investissement, le taux, on constate d’une part un renchérissement des produits ultra prime et d’autre part des primes de risque plus marquées qu’avant la Covid. Les axes d’attention majeurs des investisseurs sont : la sécurité des flux (la durée, le rating du locataire, le loyer en cours compte tenu du micromarché de l’immeuble…) et la qualité de l’immeuble (au-delà de la localisation, l’immeuble doit présenter une modernité vertueuse : flexibilité, label Green…).

Au total, la demande placée a chuté très brutalement de 46% tandis que les volumes investis ont baissé de 30%, restant cependant supérieurs de 9% à la moyenne décennale. Les effets sur les valeurs locatives seront plus ou moins marqués en fonction du taux de vacance de chacun des micromarchés. Le marché du Quartier central des affaires (QCA) par exemple, a vu son taux de vacance croître de 1,5% au premier trimestre 2020 à 2,6% au troisième trimestre 2020 mais celui-ci reste toutefois très largement inférieur au taux de vacance structurel. Il faut par ailleurs souligner le fait que les entreprises, compte tenu du contexte Covid, restent relativement attentistes et que les effets économiques se feront pleinement ressentir au moment où la situation sanitaire sera plus sécurisante.

Toutefois le régime des baux commerciaux ne permet pas une grande flexibilité pour se retourner rapidement : les durées fermes ou les possibilités de résiliation souvent limitées à un rythme triennal interdisent de sortir de manière rapide d’un bail commercial. Compte tenu de l’incertitude qui règne quant à l’évolution des loyers des bureaux, des baux ont été prorogés tacitement, alors qu’ils auraient très vraisemblablement fait l’objet de nouveaux baux si le contexte sanitaire et économique avait été différent. Preneurs et bailleurs se trouvent alors dans un régime plus incertain avec une faculté de résiliation de six mois et potentiellement un loyer qui sera déterminé par voie judiciaire.

La Quotidienne : Le télétravail fait-il consensus entre les salariés et les décisionnaires ? Quid de leurs besoins pour les bureaux de demain ? Voyez-vous déjà de nouvelles tendances se dessiner ?

Boris Cappelle et Silke Nadolni : Selon une étude que nous avons récemment réalisée, le télétravail a permis à une très grande majorité des entreprises de poursuivre leur activité. Cela modifie le point de vue des dirigeants qui, jusqu’alors, n’envisageaient pas à plus de 50% de modifier leur organisation pour intégrer du “home office”. La crise de la Covid-19 a eu pour effet d’établir un consensus tant chez les décisionnaires que chez les salariés. Ils sont désormais plus de 50% à plébisciter un à deux jours de télétravail par semaine. Au-delà des objectifs de flexibilité et de qualité de vie, il faut aussi y voir un rationnel économique.

Si le bureau traditionnel semble inéluctablement invité à se repenser, c’est que la question de la qualité du retour au bureau se pose pour l’ensemble des collaborateurs. Pour ces derniers, comme pour les décisionnaires d’entreprise, les attentes quant au lieu de travail se développent autour de trois axes.

1 L’hygiène et la santé. Les esprits demeurent marqués par la pandémie car entre 33 et 45 % des sondés érigent le traitement de l’air et le nettoyage des locaux comme une priorité sanitaire. Ces revendications font écho auprès de 42 % des décisionnaires.

2. L’organisation du travail. Un mixte entre bureaux cloisonnés, espaces collaboratifs et focus-room est plébiscité, alors que l’accent est plus que jamais porté sur la technologie – audio, vidéo et internet –, pour 59 % des employés interrogés et 68 % des managers.

3. Les services. Puisqu’il s’agit de donner envie de retourner au bureau, ce dernier doit s’articuler comme un véritable lieu de vie. Ainsi, espaces fitness et sportifs, vestiaires, salles de douches, espaces extérieurs, restaurants et cafétérias sont mis en avant par 37 à 41 % des collaborateurs.

Il ne faut pas oublier que l’employeur doit respecter ses obligations à l’égard des télétravailleurs, notamment en termes de sécurité, ce qui n’est pas sans poser de problèmes pour un lieu inconnu de l’employeur. L’employeur doit fixer des règles précises telles que les conditions d’éligibilité au télétravail, la durée et la fréquence du télétravail (temporaire ou permanent), les conditions d’utilisation du matériel et/ou des logiciels fournis par lui et surtout prévoir la création d’indicateurs permettant de l’alerter en cas de problèmes et de déceler les risques psychosociaux.  Beaucoup d’entreprises sont ainsi actuellement en cours de discussion avec les instances représentatives des salariés pour définir les règles applicables au télétravail.

La Quotidienne : La crise sanitaire signe-t-elle la fin de l’immobilier de bureaux traditionnel ? Quelles sont les prévisions d’investissement pour les prochains mois ?

Boris Cappelle et Silke Nadolni : Absolument pas. Le bureau doit continuer à être un lieu de rencontre, d’échanges et incarner les valeurs de l’entreprise. Dans ce contexte de bureau qui se repense, l’anticipation des investisseurs sur une politique de taux long terme durablement bas participera à soutenir les volumes qui se tasseront. Le contexte économique peu propice à l’économie réelle devrait favoriser l’investissement de bureaux très prime et, compte tenu de la rareté de ces produits, décaler une partie de la demande vers des classes d’actifs plus alternatives : le résidentiel, les résidences étudiantes, les résidences seniors ou encore le coliving, par exemple.

Or, ces classes d’actifs plus alternatives doivent respecter des règles juridiques spécifiques, contraignantes pour certaines :

Pour le résidentiel, plusieurs dispositifs ont été mis en place pour limiter la hausse des loyers. Ainsi, la hausse d’un loyer en cours de bail est limitée à l’évolution de l’indice de référence des loyers. Pour ce qui est de la revalorisation du loyer entre deux baux, le nouveau loyer est encadré et ne peut excéder le dernier loyer appliqué au précédent locataire, révisé en fonction de l’indexation pour le niveau des loyers et enfin, pour Paris et à Lille le loyer est plafonné en euros par m², déterminé à partir d’un loyer de référence.

La création de résidences étudiantes, de résidences sénior ou encore de coliving peut requérir un changement de destination. En fonction des services proposés ces résidences peuvent relever de la classification d’habitation, d’hébergement, d’établissements hôteliers ou alors de Cinaspic (en fonction des PLU applicables et surtout de la structuration de services).

Lorsque le changement d’usage est soumis à autorisation, à savoir lorsque des locaux d’habitation sont transformés pour un autre usage, notamment s’il s’agit d’une location qui devient une activité économique (bureaux, commerce, location touristique de meublé, etc.), le propriétaire des locaux concernés doit proposer un local à usage d’habitation en compensation de celui qui fait l’objet du changement d’usage. En fonction de la nature de la résidence mise en place, un changement d’usage peut s’avérer nécessaire et donc s’appliquer en cas de transformation de locaux d’habitation en résidence de service. Les deux locaux doivent être de qualité et de surface au moins équivalente. La délivrance de l’autorisation de changement d’usage est subordonnée à cette compensation. Dans certaines zones dites tendues, la compensation requiert d’offrir davantage de surface d’habitation que celle transformée. 

Dans le contexte particulier lié à la Covid19, beaucoup d’acteurs prônent davantage de flexibilité juridique, des règles de changement plus souples, un statut des baux commerciaux allégé. Plus de flexibilité risque d’être toutefois à double tranchant, au détriment d’un cadre juridique stable et avoir un impact sur le prix à l’investissement.

Propos recueillis par Angeline DOUDOUX

Par Silke NADOLNI, avocate associée au sein du cabinet LPA CGR Avocats

Et Boris CAPPELLE, directeur du département investissement chez Savills