À la suite de Richard et Peggy Musgrave, les économistes ont pris l’habitude de grouper les politiques économiques en trois catégories : celles qui permettent d’élever le niveau de vie de la population sur le long terme (les politiques structurelles), celles qui cherchent à limiter son instabilité à court-moyen terme (les politiques conjoncturelles) et, enfin, celles qui essayent de répartir la richesse produite de manière plus harmonieuse que ne le ferait spontanément le marché (les politiques redistributives).

Pour différencier les deux premières catégories, on a recours au concept de PIB potentiel, que l’on peut définir comme « le volume de production de biens et services que peut atteindre durablement une économie en utilisant pleinement ses capacités, mais sans créer de tensions inflationnistes » (Herlin et Gatier, 2017).

 Comme d’autres concepts macroéconomiques tels que le taux de chômage structurel, le taux d’intérêt neutre ou le taux de change d’équilibre, la croissance potentielle présente le gros défaut de ne pas être observable. On l’estime principalement de deux manières (voir Lequien et Montaut, 2014) :

Soit, à partir d’une modélisation de la production comme une fonction du capital, du travail et de la productivité. Il faut alors faire des hypothèses sur l’accumulation du capital, l’évolution de la population active et de la durée du travail, la variation du taux de chômage et le rythme de croissance de la productivité ;
Soit, à partir d’une méthode statistique, en lissant les fluctuations du PIB sur une période suffisamment longue, en faisant l’hypothèse que le PIB observé ne peut pas s’écarter durablement du PIB potentiel.

On peut panacher les deux méthodes. Ainsi, la DG Trésor comme la Commission européenne s’appuient sur une fonction de production mais en y insérant un emploi potentiel et une productivité potentielle, qui sont obtenus par lissage, tandis que le stock de capital potentiel suit l’investissement effectivement observé, corrigé de la dépréciation du capital (voir Herlin et Gatier, 2017).

Notons tout de suite que, contrairement à ce que le vocabulaire pourrait laisser penser, le PIB potentiel ne constitue pas un plafond indépassable : le PIB peut dépasser le PIB potentiel, lorsque l’économie se situe en haut de cycle, comme en 1990, 2000 ou 2007 (graphique 1).

Graphique 1. PIB et PIB potentiel de la France selon l’OCDE, en Md€ constants de 2014

Source : OCDE, Perspectives économiques, juin 2022.

L’écart entre le PIB effectif et le PIB potentiel, appelé écart de production (ou output gap), joue un rôle majeur dans le réglage des politiques monétaire et budgétaire :

Politique monétaire : un écart de production positif annonce en principe une hausse de l’inflation, de sorte que la banque centrale doit resserrer sa politique ; l’écart de production apparaît ainsi explicitement dans la règle de Taylor, qui relie le taux d’intérêt de court terme à l’inflation courante et à l’écart de production.
Politique budgétaire : un écart de production positif signifie que les entreprises ne peuvent pas produire davantage sans une augmentation de leurs coûts unitaires. L’économie n’est donc pas en situation de chômage keynésien. Dans cette configuration, un resserrement de la politique budgétaire a peu d’impact sur la production et elle peut contribuer à limiter les tensions inflationnistes.

Heures travaillées

Pour appréhender le PIB potentiel à partir des facteurs de production, le plus simple est de partir de la décomposition suivante :

PIB = heures travaillées x PIB par heure travaillée

Le nombre d’heures travaillées est le produit de la population en âge de travailler (15-64 ans selon la convention internationale), du taux d’activité (nombre d’actifs rapporté à la population en âge de travailler), de la proportion d’actifs qui sont en emploi (1 – taux de chômage) et de la durée moyenne du travail (y compris les temps partiels). Analyser ces différentes composantes nous permet d’anticiper les évolutions des heures travaillées dans les prochaines années.

Par exemple, en France, sur la période 2015-2019, les heures travaillées ont en moyenne augmenté de 0,7% par an (graphique 2). Cela reflète une hausse du taux d’activité, de la proportion d’actifs en emploi et des heures par actif en emploi, alors que la population des 15-64 ans a commencé à décroître. Les heures travaillées augmentaient nettement moins vite pendant les années 2010 à 2014 (moins de 0,1% par an), notamment car la proportion d’actifs en emploi était en recul à la suite de la crise financière mondiale.

Graphique 2.Taux de croissance moyen des heures travaillées en France entre 2010 et 2019

 

Source : Insee. Enquête Emploi, Eurostat. Calculs DG Trésor.

Les dernières projections de l’Insee anticipent une quasi-stabilité de la population active sur la période 2023-2027. Ces projections ne tiennent toutefois pas compte de l’effet positif sur le taux d’activité des réformes contribuant à accroître l’offre de travail. À titre illustratif, selon les calculs de la DG Trésor, un relèvement de deux ans de l’âge d’ouverture des droits à la retraite, à raison de 3 mois par an à partir de 2023, augmenterait la population active d’environ 0,9 % à horizon 5 ans, et 1,4 % jusqu’à pleine montée en charge.

La poursuite de la baisse observée du taux de chômage depuis 2015 dépendra des politiques de l’emploi, mais aussi de l’évolution de la productivité (voir plus bas) et, bien sûr, de la conjoncture macroéconomique. Une poursuite de la tendance observée sur la période 2015-19 serait cohérente avec les évolutions observées ailleurs en Europe, une convergence vers des niveaux de chômage plus faibles étant désormais perceptible (graphique 3). Toutes choses égales par ailleurs, une baisse du taux de chômage structurel de 2 points de pourcentage en 5 ans, soit 0,4 point par an, se traduirait à peu de chose près par un relèvement de 0,4 point du taux de croissance des heures travaillées durant cette période.

Graphique 3. Taux de chômage dans différents pays européens, 2014-2022

En % de la population active

Source : OCDE.

Productivité

La diminution tendancielle du taux de chômage s’accompagne mécaniquement d’un ralentissement de la productivité par travailleur, les personnes qui retrouvent un emploi ayant, temporairement ou non, une productivité un peu plus faible que la moyenne de celles déjà en emploi. Selon l’enquête Acemo-Covid de la Dares, la principale mesure prise par les entreprises pour surmonter les difficultés de recrutement serait de modifier le profil des personnes recrutées, notamment en termes de qualifications. L’inadéquation des qualifications pourrait s’accentuer à mesure que le chômage baisse.  Les difficultés de recrutement, particulièrement élevées en 2022, peuvent aussi conduire les entreprises à conserver la main d’œuvre même en période de sous-activité.

La trajectoire du taux de chômage sur la période 2022-2027 est naturellement très incertaine. Toutefois, il faut se rappeler ici que le PIB est le produit des heures travaillées par la productivité horaire (cf. supra). Dans la mesure où un chômage plus bas s’accompagne au moins temporairement d’une productivité moins dynamique, une erreur sur l’évolution du chômage ne se répercuterait que partiellement sur la croissance potentielle (graphique 4).

Graphique 4. La fabrique du PIB potentiel

L’hypothèse de croissance potentielle qui sous-tend le Rapport économique, social et financier annexé au Projet de loi de finances 2023 est de 1,35 % par an, dont environ 1/3 résulte de la croissance des heures travaillées et les 2/3 restants de la croissance de la productivité. La loi de programmation des finances publiques 2018-2022 faisait déjà l’hypothèse d’une croissance potentielle atteignant 1,35 % en 2022, avec toutefois une contribution moindre du facteur travail et plus importante de la productivité (tableau 1). Entre temps, l’emploi a été plus dynamique qu’anticipé, suggérant une croissance plus riche en emplois (mais en miroir plus pauvre en productivité) que par le passé.

Tableau 1. Scénario de croissance potentielle du gouvernement

% annuels

2022 (estimation faite avant la crise sanitaire) a

2023-2027 (estimation octobre 2022) b

Révision

b-a

Croissance potentielle

1,35

1,35

0

Contributions :

 

 

 

Heures travaillées

0,2 à 0,3

0,4 à 0,5

+0,2

Productivité du travail

1,1 à 1,2

0,9 à 1,0

-0,2

  Dont : approfondissement en capital

0,5

0,5

0

              productivité globale des facteurs

0,6 à 0,7

0,4 à 0,5

-0,2

Sources : RESF 2022 et 2023.

L’évolution de la productivité du travail se décompose elle-même en deux contributions :

L’accumulation de capital par travailleur
La croissance de la productivité globale des facteurs (PGF), ou efficacité combinée du travail et du capital.

Si l’accumulation de capital par travailleur n’a pas faibli au cours des décennies récentes, la PGF a, elle, décéléré dans les économies avancées, la France ne faisant pas exception (Bergeaud, Cette et Lecat, 2020 ; Conseil national de productivité, 2019).

Covid long pour le PIB potentiel ?

Lors de la crise Covid, la plupart des prévisionnistes ont révisé à la baisse leurs estimations de niveau ou de taux de croissance du PIB potentiel, en raison de la baisse temporaire de l’investissement (et donc, de l’accumulation de capital), mais aussi de l’expérience des crises passées qui ont presque toujours été suivies d’un ralentissement de la PGF (voir Herlin et Gatier, 2017). Dans le scénario pluriannuel du RESF 2021 (publié en octobre 2020), il était fait l’hypothèse d’une perte pérenne sur le PIB potentiel d’un peu plus de 2 points de pourcentage. La très bonne tenue de l’investissement productif et de l’emploi, la résilience du tissu productif, l’absence de zombification avérée de l’économie, et, enfin, l’accélération de la numérisation de l’économie (incluant la diffusion du télétravail) ont ensuite amené le Gouvernement comme les autres prévisionnistes (Banque de France, OFCE notamment) à revoir à la baisse la perte de PIB potentiel liée à la crise sanitaire : elle a été estimée à -1 ¾ points dans le RESF 2022, puis à -¾ point dans le RESF 2023 (graphique 5).

Il faut dire qu’à la différence de plusieurs crises passées, notamment la crise de 2008, la crise sanitaire était parfaitement exogène à l’économie : à partir du moment où l’outil de production – capital et travail – avait été préservé, un retour sur le sentier de croissance proche de celui d’avant crise était désormais possible. Dès 2021, Fernald et Li (2021) avaient ainsi prédit que la crise sanitaire n’aurait pas d’impact durable sur la croissance potentielle aux Etats-Unis, et ils allaient même plus loin en jugeant qu’il n’y aurait pas d’impact non plus en niveau.

Graphique 5

 

Sources : Insee, OCDE, FMI, Commission européenne, RESF 2019 à 2022, calculs DG Trésor.

L’estimation de la croissance potentielle varie selon les experts. Avec une méthode similaire à celle du Gouvernement, le Haut Conseil des finances publiques l’estime à 1,05 % par an, en raison d’une hypothèse plus conservatrice sur les effets des futures réformes sur le marché du travail et sur les gains de productivité. De son côté, la Commission européenne obtient un chiffre similaire à celui du Gouvernement pour la période 2022-2023, plus faible ensuite (mais sans prendre en compte les réformes à venir du marché du travail et des retraites). L’estimation du Gouvernement est en revanche comparable à celle du FMI dans sa publication d’avril 2022, ou à celle de l’OFCE dans sa prévision de juillet (cf. tableau 2).

Tableau 2. Différentes estimations de la croissance potentielle post crise sanitaire

(% par an, moyenne 2022-2027)

 

Date

% par an

Gouvernement

Octobre 2022

1,35

OFCE

Juillet 2022

1,3

Haut conseil des finances publiques

Juillet 2022

1,05

Commission européenne*

Mai 2022

1,1

Fonds monétaire international

Avril 2022

1,38

* 2022-2026. Source : calculs DG Trésor.

Quel sera l’impact de la crise énergétique sur la croissance potentielle ? En présence d’une détérioration des termes de l’échange, on s’attend à une réduction de la consommation mais pas nécessairement de la production : le renchérissement des importations oblige à produire davantage pour maintenir le même niveau de consommation, ou à consommer moins pour le même niveau de production (Kehoe et Ruhl, 2008).

Toutefois, la crise énergétique ne se limite pas à un choc de termes de l’échange. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais aussi les inquiétudes autour de Taiwan, pourraient provoquer une réorganisation des chaînes de valeur internationales afin de limiter les risques d’approvisionnement. La contrepartie serait un renchérissement des coûts, mais aussi des investissements temporairement plus importants, avec un effet net incertain. De même, la transition écologique aura un effet incertain sur le PIB potentiel, même si à terme elle permettra de bénéficier d’une énergie moins chère.

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Lire aussi :

>> English version: cooming soon

>> Tous les billets d’Agnès Bénassy-Quéré, chef économiste de la DG Trésor.