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En juin prochain, la Commission européenne annoncera son paquet « fit-for-55 », destiné à placer l’Union européenne sur une trajectoire compatible avec une réduction des émissions nettes de gaz à effet de serre de 55% à l’horizon 2030 (par rapport à 1990), de manière à atteindre la neutralité carbone en 2050. Le menu s’annonce copieux, avec entrée, plat et chariot de desserts.

  • L’entrée, d’abord : la révision du système d’échange de quotas d’émission s’appliquant à l’industrie lourde, la production d’électricité et à l’aviation intra-UE, en améliorant son fonctionnement, en étendant possiblement son champ (notamment au transport maritime et aérien) et en introduisant un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE.
  • Le plat de résistance, ensuite : une révision à la hausse des ambitions des secteurs non couverts par le marché de quotas, qui sont responsables d’environ 60% des émissions : transport, bâtiment, agriculture, déchets, une part de l’industrie.
  • Le chariot des desserts, enfin : usage des sols et forêts (pour capturer le carbone), révision des Directives énergies renouvelables, efficacité énergétique, taxation de l’énergie, révision du Règlement sur les standards CO2 des véhicules légers…

Dans ce menu digne des meilleurs restaurants actuellement sous cloche, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) de l’UE revêt un caractère particulier car c’est un complément utile voire indispensable au renforcement des autres instruments. L’idée est de soumettre de facto à la même tarification carbone les fournisseurs UE et hors UE dans les secteurs particulièrement intensifs en émissions de gaz à effet de serre. Les exportateurs vers l’UE, d’où qu’ils viennent, devraient, par exemple, acheter des quotas carbone à l’entrée de l’UE. Les entreprises pouvant justifier un processus de production vertueux ou déjà soumises à ce type de politique dans leur pays d’origine devraient se voir offrir des flexibilités afin que ces éléments soient pris en compte dans le calcul de l’ajustement, de manière à inciter à une ambition climatique accrue.

L’enjeu des fuites de carbone

Selon la méta-analyse de Branger et Quirion (2014) et la revue de la littérature de Carbone et Rivers (2017), pour 10 tonnes d’émissions de gaz à effet de serre évitées dans le pays ou la région qui renforce sa politique climatique, les émissions dans le reste du monde augmenteraient de 0,5 à 3 tonnes. Ces fuites peuvent être directes (délocalisation des productions carbonées, pertes de parts de marché des pays vertueux chez eux et dans le monde) ou indirectes (via la baisse du prix de l’énergie au niveau mondial du fait de la moindre demande de la part des pays vertueux). Si les travaux économétriques ont longtemps peiné à mettre en évidence les fuites de carbone, c’est peut-être parce que les exemples de politiques ambitieuses étaient relativement rares. Sur une période plus récente, ces fuites semblent avérées. De fait, selon le Commissariat Général au Développement Durable (2020), les émissions « territoriales » françaises ont baissé d’environ 20 % sur la période 1995-2019, mais l’empreinte carbone a augmenté sur cette même période de 7 % en raison de la hausse de 72% des émissions liées aux importations. On peut dès lors s’inquiéter d’une éventuelle inefficacité des politiques européennes en matière climatique voire, pire, d’un blocage des ambitions européennes elles-mêmes.

Le blocage est aujourd’hui visible dans l’industrie : selon la Cour des comptes européenne (2020), les secteurs à risque de fuites de carbone (acier, ciment, chimie, papier…) et bénéficiant de quotas gratuits représenteraient 94 % des émissions industrielles au cours de la phase 4 du système européen de quotas échangeables (2021-2030). Calibrés sur les installations les plus performantes en termes d’émissions pour chaque secteur, ces quotas gratuits n’annihilent pas les incitations à la décarbonation. Cependant ils ont été alloués en trop grand nombre. Or, il est difficile de supprimer l’allocation de quotas gratuits pour des industries fortement soumises à la concurrence internationale, qui souffrent d’une concurrence déloyale de la part de pays sans ou avec une plus faible ambition sur ce terrain.

Le blocage est aussi visible dans l’opinion publique. Selon l’enquête menée en France par Thomas Douenne et Adrien Fabre (2019), les Français sont dans l’ensemble très opposés à l’idée d’utiliser la tarification carbone pour modifier les comportements et ainsi lutter contre le changement climatique. Ils sont sceptiques quant à l’efficacité d’un tel mécanisme qu’ils voient essentiellement comme un prétexte pour augmenter les impôts, voire comme un blanc-seing donné aux ménages les plus fortunés, lesquels pourront grâce à leur argent s’affranchir de toute contrainte. L’idée d’une taxe pigouvienne dont les recettes seraient redistribuées aux ménages modestes voire à la classe moyenne – une idée soutenue par beaucoup d’économistes et notamment par le Conseil d’analyse économique et le Conseil des prélèvements obligatoires – est également rejetée par les enquêtés, qui semblent individuellement sous-estimer le gain net qu’un tel projet pourrait leur apporter, et ce même lorsqu’ils reçoivent une information précise les concernant. Seule la taxe sur le kérosène trouve grâce à leurs yeux, peut-être parce qu’ils pensent pour la plupart ne pas y être soumis, du moins pas directement. À l’inverse, ils sont favorables aux normes et réglementations, dont le coût implicite est pourtant bien souvent supérieur à une taxe. Ils soutiennent aussi les investissements publics, dont le financement ultime reste flou et qui sont généralement considérés par les économistes comme complémentaires et non substituables à la tarification (voir Bureau, Henriet et Schubert, 2019). De manière générale, l’équité réelle et perçue des politiques de lutte contre le changement climatique semble être une condition sine qua non à leur succès. À cet égard, le partage de l’effort au niveau international est un élément clé, l’Europe représentant moins de 10% des émissions mondiales. De fait, la tarification carbone en Europe apparaît déjà élevée en comparaison internationale (graphique), même si elle devra encore augmenter pour que l’UE puisse atteindre les objectifs de l’accord de Paris.

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Note : Les niveaux de tarification carbone et de couverture des émissions territoriales sont donnés au 1er novembre 2020. Pour l’UE, sont pris en compte, par une pondération, son SEQE ainsi que les taxes carbone mise en place par ses États membres dont la France. Les initiatives locales et régionales sont prises en compte pour les niveaux de la Chine, du Canada, des États-Unis et du Japon.

Source : L’Heudé, Chailloux et Jardi (2021), Traitement DG Trésor sur la base de données de la Banque mondiale (2020). Carbon Pricing Dashboard.

Ne pas se tromper d’objectif

Si l’instauration d’un MACF est nécessaire dans la perspective d’un renforcement des politiques européennes de lutte contre le réchauffement climatique (voir L’Heudé, Chailloux et Jardi, 2021), ceux qui rêvent de faire supporter les coûts de nos politiques par les entreprises étrangères en seront pour leurs frais.

Pour être compatible avec les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce, le MACF devra être non discriminatoire, c’est-à-dire qu’il devra appliquer aux marchandises importées le même traitement que les productions européennes. Ainsi, la tarification carbone pourrait être calquée sur celle du marché des quotas d’émission, et prendre en compte les politiques climatiques des pays tiers ainsi que leur niveau de développement. Il faudra aussi, inévitablement, supprimer progressivement l’allocation de quotas gratuits aux industriels européens.

Par ailleurs, le MACF alourdira mécaniquement les coûts des entreprises en aval : si l’acier importé doit s’acquitter de quotas carbone, alors l’industrie automobile européenne, consommatrice d’acier, pourrait voir sa compétitivité diminuer vis-à-vis de celle de ses concurrents extra-européens sur les marchés tiers et même sur le marché intérieur (tant que ce secteur aval n’est pas lui-même couvert par le MACF). À cet effet, s’ajoute pour les entreprises européennes exportatrices la perte engendrée par la suppression progressive des quotas gratuits. Dans une étude toute récente, Cecilia Bellora et Lionel Fontagné (2021) estiment qu’un MACF touchant les importations de biens les plus intensifs en carbone (notamment acier, ciment, chimie, aluminium, raffinage, papier, verre) à hauteur de la tarification européenne réduirait les exportations européennes d’environ 1,5%, ce qui pose la question de leur compensation.

C’est pourquoi la mise en place d’un MACF ne peut être que progressive et accompagnée d’une intense activité diplomatique afin qu’un maximum de pays (notamment les Etats-Unis, récemment revenus dans l’accord de Paris) déploient des politiques climatiques ambitieuses, ce qui permettra d’ajuster au mieux le le champ du MACF et, le cas échéant, de traiter ses effets indésirés.

In fine, la mise en place d’un MACF bien calibré doit permettre d’inciter les producteurs des pays tiers à développer des productions vertueuses sur le plan environnemental. Le MACF n’est pas un moyen de faire payer les autres, ni d’améliorer la compétitivité des entreprises européennes. Son rôle est bien de renforcer l’efficacité des politiques climatiques et de permettre une meilleure coordination internationale sur le sujet. Et son succès signera finalement… sa disparition.

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>> Tous les billets d’Agnès Bénassy-Quéré, chef économiste de la DG Trésor.